La frontière entre les jeux de hasard et d’argent (gambling) et les jeux vidéo (gaming) devient de plus en plus floue. Au printemps 2018, la Belgique déclarait les loot boxes comme relevant du gambling. Les Pays-Bas lui emboîtent rapidement le pas. Dès lors, les développeurs de FIFA 2018, Counter-Strike, Overwatch et bien d’autres jeux encore ont été sommés de cesser l’exploitation des loot boxes (ou d’une forme de jeux équivalente) dans ces deux pays. Faute de quoi, l’affaire pourrait se retrouver devant les tribunaux. En septembre dernier, 15 pays européens ainsi que l’État de Washington ont créé une commission ayant pour mission d’examiner la régulation des pratiques de ce type dans les jeux vidéo.
Du côté de l’industrie des jeux de hasard et d’argent, il suffit de se rendre dans un casino physique ou virtuel pour constater que le design des récentes machines à sous reprend largement les codes de l’univers du jeu vidéo. Les bandits manchots ont laissé leur place à des écrans présentant des animations virtuelles 3D au graphisme en haute résolution.
Gabriel Thorens, médecin psychiatre au Service d’addictologie des Hôpitaux universitaires de Genève (HUG), spécialiste des addictions aux jeux vidéo, observe depuis longtemps ce rapprochement. Pour lui, « Depuis le début des jeux vidéo, il y avait du gambling à l’intérieur de certains d’entre eux. Mais cela se limitait à la possibilité de par exemple faire ponctuellement une partie de poker ou de jouer à la roulette. Le phénomène a pris une nouvelle dimension avec la démocratisation des transactions en ligne et ouvert la voie à un juteux business. Pour les casinos, créer des hybrides machines à sous-jeux vidéo va augmenter l’attractivité de leurs jeux et séduire un plus large public.
Un nouveau modèle d’affaire pour les jeux vidéo
Jusqu’à il y a deux décennies, la presque totalité du chiffre d’affaires des éditeurs de jeux vidéo était réalisée par la vente des boîtes ou des cassettes de jeux. La possibilité d’effectuer des achats en ligne a changé la donne et a fourni à l’industrie de nouveaux avantages. « Premièrement, le marché du jeu vidéo est devenu ultra-compétitif et la création d’un bon jeu (payant) coûte très cher. Beaucoup optent donc pour le développement de Free-to-Play. Ceux-ci sont relativement peu onéreux à conceptualiser et peuvent engendrer de forts profits grâce aux microtransactions. Avant, une personne payait un jeu à prix fixe et l’achat était unique. Aujourd’hui, avec les systèmes d’abonnements et les achats de scénarios supplémentaires, d’équipements particuliers, de loot boxes, etc., les revenus par personne générés par les jeux sont potentiellement illimités », commente Gabriel Thorens.
Il se souvient d’un patient ayant dépensé des dizaines de milliers de francs dans l’achat de fonctionnalités spéciales pour sa voiture de course virtuelle. Cette stratégie est bien ancrée dans les pratiques de l’industrie du jeu vidéo. « Ils vont chercher à mettre la main sur les gros payeurs » précise Gabriel Thorens. Dans son ouvrage nommé « Free2Play : Making Money From Games You Give Away », Will Luton, designer et consultant pour les grandes compagnies de jeux vidéo, confirme cela. Il mentionne que 95% des joueurs ne dépenseront jamais un centime pour des achats intégrés dans un jeu gratuit. Pour ce qui est des 5% restants, il les divise entre the minions (menus fretins) et the whales (les baleines). The minions représentent les 4/5ème des joueurs qui dépensent de l’argent dans ce type de jeu mais ne le font qu’occasionnellement. Reste donc une toute petite minorité de personnes, the whales, qui dépensent régulièrement et abondamment de l’argent pour obtenir des avantages dans le jeu. Ce sont elles qui rentabilisent et font dégager des profits aux Free-to-Play.
Les casinos se rajeunissent et augmentent l’illusion de contrôle
La campagne menée lors des votations pour la nouvelle loi suisse sur les jeux de hasard et d’argent (acceptée par le peuple le 10 juin dernier) a bien montré l’enjeu majeur qu’était le marché du jeu online. Le chiffre d’affaire des casinos suisses a progressivement diminué ces dernières années. « Une des raisons en est la perte d’intérêt pour les maisons de jeu physique au profit des casinos en ligne. L’industrie du jeu a donc tout intérêt à se rajeunir en prenant les codes des jeux vidéo qui ont fait leur preuve en termes d’attractivité. Qui plus est, exploiter des machines à sous (réelles ou virtuelles) dont le design et l’animation sont basés sur des jeux vidéo pourra plus facilement séduire les jeunes et les personnes issues de la communauté des gamers », explique Gabriel Thorens.
À côté de ce regain d’attractivité grâce au design vidéoludique, « cela permet également de faire croire à une certaine part d’adresse ou de savoir-faire dans le jeu et de créer ainsi une plus grande illusion de contrôle. », note encore Gabriel Thorens. Une stratégie qui semble tout indiquée puisque les études suggèrent que les 18-35 ans apprécient particulièrement les jeux donnant le sentiment de devoir faire appel à l’habileté.
Des pratiques à risque dans un contexte de vulnérabilité
Pour ce qui est du monde des casinos, de nombreuses études ont montré que les taux de prévalence du jeu excessif étaient plus élevés chez les personnes s’adonnant aux jeux de hasard et d’argent online. L’illusion de contrôle est également un facteur de risque bien décrit dans la littérature.
Qu’en est-il des jeux vidéo mélangeant gaming et gambling ? De nombreux exemples, comme le patient de Gabriel Thorens mentionné précédemment, montrent qu’une personne est susceptible de développer une pratique compulsive en dépensant des sommes très importantes pour l’achat d’avantages dans un jeu vidéo. Mais est-ce que, de manière générale, ces pratiques ou jouer à des jeux de gambling virtuels sans argent réel, seraient une passerelle vers les jeux de hasard et d’argent et un facteur de risque pour une problématique de jeu excessif ?
« Tout dépend du type d’individu. Des joueurs, dès qu’ils démasquent le processus arrêtent purement et simplement de jouer. Les personnes ayant certaines vulnérabilités seront prioritairement concernées », explique Gabriel Thorens. Les études sur le sujet ont majoritairement été conduites avec des adultes et ne permettent pas encore de dégager une vision claire de la problématique en ce qui concerne la population générale. Certaines décrivent que les casinos sociaux peuvent déclencher l’envie de jouer avec de l’argent réel. Mais elles montrent également que cela peut être un moyen de substitution pour les joueurs excessifs. Elles mettent néanmoins en lumière une légère corrélation entre la consommation de jeux vidéo et le jeu excessif.
Pour ce qui est des jeunes joueurs, Gabriel Thorens constate que « lorsque des problèmes surviennent, il s’agit presque toujours d’emprunt non consenti de la carte de crédit des parents. Les jeunes joueurs n’ont généralement pas de capacités financières propres. Mais nous savons que plus une personne va consommer précocement une drogue légale ou illégale et plus les risques d’addiction par la suite seront importants. On peut supposer qu’il y a une même corrélation avec les addictions comportementales. »
Quelles pistes pour la prévention ?
Pour Gabriel Thorens, « la décision de la Belgique concernant les loot boxes est une bonne chose. Il paraît nécessaire de réglementer ces pratiques. Au minimum, les jeux contenant des loteries déguisées devraient en avertir les utilisateurs et limiter adéquatement l’accès aux plus jeunes joueurs ». La récente décision de 15 pays européens et de l’État de Washington de créer une commission pour se pencher sur ce problème semble être un bon premier pas. « La prévention structurelle sera très importante, tout comme le recours à des experts indépendants pour évaluer le contenu des jeux », prévient Gabriel Thorens.
Mais le chemin sera sans doute long. Le système d’évaluation PEGI a pour le moment refusé d’indiquer la présence de gambling dans ce type de jeux. Pour eux, une loot box n’est pas assimilable à un jeu de hasard et d’argent car le joueur qui en achète une va recevoir en tous les cas quelque chose en retour (bien que de manière purement aléatoire). Quant à l’industrie du jeu vidéo, elle n’est assurément pas prête à renoncer à un business aussi lucratif. Il faut s’attendre à de grosses batailles juridiques et donc beaucoup de temps pour arriver à un compromis acceptable.
En plus de la prévention structurelle, « Il faudra également informer le public sur ces pratiques. Bien que les campagnes de prévention universelle aient généralement un impact limité, il sera peut-être opportun d’en mener une afin de sensibiliser et de faire connaître les mécanismes qui sous-tendent certains jeux vidéo. Le plus important sera de faire de la prévention ciblée auprès des publics dits à risque. Des études fournissant un bon état des lieux seront également nécessaires pour les atteindre. », conclue Gabriel Thorens.
Conclusion
Les casinos ont trouvé dans des stratégies marketing visant à se rapprocher des codes des jeux vidéo un moyen de redynamiser leurs jeux (en particulier les machines à sous) et d’atteindre de nouveaux segments de marché. Avec l’avènement du jeu online, il paraît important de renforcer la protection des joueurs avec des mesures sociales efficaces et suffisantes. L’industrie du jeu vidéo a quant à elle considérablement augmenté ses rendements grâce aux microtransactions, dont les loteries déguisées y font bon office. Une réglementation de ces pratiques et une sensibilisation du grand public (en particulier les publics fragiles) sont à mettre en œuvre.